« Viens, on se parle ! »

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Entre le « j’ai raison » et le « ferme ta gueule », il ne reste plus grand chose à discuter.

On a troqué l’humilité relationnelle contre le one-man-show idéologique.

Résultat: plus personne ne parle, tout le monde clash.

C’est une disparition discrète: l’art de la discussion est en voie d’extinction.

Bientôt classé patrimoine immatériel en danger, juste à côté du doute fertile,

du silence habité et du bon sens partagé.

En Belgique comme ailleurs, le débat s’est durci en duel. On ne discute plus, on performe.

On n’explore plus, on campe. On ne tend plus la parole, on vise l’angle mort.

L’autre n’est plus un partenaire de pensée, mais un bug dans la matrice, un virus idéologique à éradiquer.

Il ne suffit plus d’avoir un point de vue. Il faut l'asséner. Immédiatement. Haut et fort.

Et, si possible, devant témoins.

Comme si le simple fait de coexister dans le désaccord trahissait notre loyauté à une cause.

On a perdu le mode d’emploi !

Discuter, avant, c’était un peu comme faire un enfant: à deux, dans l’effort, avec un minimum d’ouverture.

Croiser des mondes, des regards, des repères.

Un effort partagé pour faire naître quelque chose de plus vaste que soi.

Cela exigeait une certaine souplesse intérieure: celle d’accepter d’être déplacé au-dedans,

transformé doucement par l'altérité.

C’était renoncer à avoir — déjà — raison.

C'était lâcher l’illusion de la toute-puissance de son point de vue.

Et faire un pari audacieux: que deux visions du monde, même dissonantes, peuvent faire émerger autre chose qu’un vainqueur et un vaincu.

Quelque chose de tiers. De neuf. D’inattendu. Aujourd’hui, cette posture frôle l’extravagance.

On exige des convictions prêt-à-porter, des appartenances sans frottement, des postures sans tremblement. Alors, on se parle encore, mais on ne se rencontre plus.

On se croise. On se juxtapose. On se tolère. Parfois.

Mais la discussion, la vraie, ne trouve plus où se poser.

Ce n’est pas une crise d’opinion. C’est une crise de lien !

Ce qui nous manque aujourd’hui, ce n’est pas la diversité des idée

C’est notre capacité à rester en lien malgré elles. Nous avons perdu le réflexe de la nuance.

Nous confondons désaccord et menace, contradiction et agression.

Comme si entendre un autre point de vue pouvait fissurer notre intégrité. Pourquoi?

Sans doute parce que la confiance s’est étiolée. La confiance dans l’intelligence de l’autre.

Dans sa bonne foi, même s’il pense autrement. Dans cette idée fragile, mais fondamentale,

qu’on peut être en désaccord… sans être ennemis.

Et surtout, cette confiance fine, subtile qui permet de tenir ensemble dans un espace qui n’appartient à personne: celui du commun. Et pourtant, discuter, vraiment discuter, suppose exactement cela:

une confiance minimale, pour oser s’ouvrir.

Une humilité rare, pour reconnaître que je n’ai pas tout vu, tout compris, tout vécu.

Et du courage. Celui d’entrer dans un échange sans savoir où il mènera.

Celui de suspendre un instant son camp, son rôle, sa posture.

Celui de préférer la relation à la domination.

Ce lien-là — mouvant, fragile, profondément humain — ne se décrète pas.

Il se cultive. Il s’entretient. Mais nous vivons dans un monde qui préfère la réaction à la relation,

la posture à la rencontre. Alors à force de ne plus faire confiance, nous ne faisons plus lien.

Et sans lien, il ne reste que des solitudes qui parlent fort, mais n’entendent plus rien.

Il n’y aura pas de transition écologique sans narration collective.

Pas de cohésion sociale sans reconnaissance mutuelle.

Pas de politique crédible sans la capacité à penser ensemble, même si on n’est pas d’accord sur tout.

La discussion n’est pas un bonus démocratique. C’est la colonne vertébrale du vivre ensemble.

Un pays, une entreprise, une famille même, ne tiennent pas par l’efficacité.

Ils tiennent par la capacité à se dire, à s’écouter, à se contredire sans se détruire.

Réapprendre à discuter, ce n’est donc pas revenir en arrière. C’est préparer ce qui vient.

C’est accepter que fabriquer du commun est un geste plus radical que gouverner,

plus exigeant que convaincre et plus urgent que jamais.

Et peut-être que tout commence là. Par une chose minuscule. Presque ridicule.

Un geste si anachronique qu’il en devient révolutionnaire.

Tirer une chaise. Et dire: viens. On se parle !

 

Jennifer Debatisse - Consultante en communication stratégique et ghostwriter  -  L’écho du 05 juillet 2025